Quand papa vit une seconde vie, c’est moi qui trinque !

Publié le par Pat Rifoe

La solidarité est un mot dont les signifiés sont pluriels pour les africains. La société camerounaise ne déroge pas à cette règle. Qu’il s’agisse de la prise en charge des personnes du troisième âge dans le giron familial ou de l’encadrement des cadets sociaux par des aînés, les mécanismes de la solidarité intergénérationnelle sont les piliers d’une société au sein de laquelle la famille demeure un référent prégnant. La solidarité permet aux plus jeunes de bénéficier de l’encadrement et de l’accompagnement de leurs aînés dans la construction et la réalisation de leurs projets personnel et professionnel. Ces mécanismes de solidarité garantissent des appuis permettant la structuration de la personnalité, l’affirmation de soi et quelques réussites fulgurantes. La famille et ses mécanismes de solidarité permettant donc aux cadets sociaux de se construire comme des sujets autonomes, capables de s’assumer. D’où vient-il que cette société soit encline à traiter des individus majeurs, souvent âgés de trente ans, voire plus « d’enfant » ? Il y a comme un paradoxe à aider à la structuration de sujet comme individu autonome tout en prenant soin de retarder au maximum la reconnaissance de cette autonomie. Il faut ainsi attendre dans certains cas cinquante ans, dans d’autres jamais la reconnaissance de l’autonomie de l’individu. Ce qui ouvre la porte aux interférences dans la capacité du sujet à définir lui-même les orientations dont sa vie sera tributaire. Il ne s’agit pas ici de nier la contribution des aînés sociaux sur les choix réalisés par leurs cadets (études, projets professionnels, matrimoniaux). Ces aspects mélioratifs sont bien connus et nous laissons à d’autres le soin d’en faire l’inventaire. Cette réflexion s’intéresse aux rapports entre aînés et cadets sociaux au Cameroun. De manière spécifique, elle analyse les relations entre les cadets et leurs aînés dans le processus de structuration des premiers comme sujets sociaux. Il s’agit de fait de voir comment cette relation organise la trajectoire des cadets sociaux. Nous esquissons ici les grandes lignes d’une contribution critique à la compréhension d’un des piliers de notre société ; la solidarité intergénérationnelle. Précision terminologique : sera considéré comme aîné social tout parent (père, mère, oncle, tante, frère aîné etc.) ayant accompagné sous différentes formes un proche dans l’accomplissement de son ou ses projets. Parents et aînés ; une solidarité nécessaire à l’endroit des cadets Notre société repose pour une grosse part sur des mécanismes de solidarité familiale et communautaire. Les enfants sont à la charge de leurs parents et de manière induite de leur communauté. L’Etat n’ayant pas prévu de mécanismes de solidarité institutionnelle de substitution, la réalisation et l’accomplissement des enfants repose sur le niveau d’investissement réalisé par la famille et la communauté sur la trajectoire des cadets sociaux. Les investissements sont multiformes, ils peuvent être financiers, idéologiques, affectifs et matériels. Les études, la santé et les projets professionnels sont les principaux lieux d’investissements des aînés sur leurs cadets. Malgré la faiblesse de leurs revenus, les aînés sont souvent tenus d’assurer le logement, la nutrition, l’éducation et la santé de leurs cadets. Combien parmi ceux dont on dit « qu’ils ont réussi » aujourd’hui, le doivent à ces mécanismes de solidarité ? Leur perpétuation engage le devenir même de notre société. Il faut encourager ces filets sociaux. Cependant, si on loue les réussites dues à ces filets sociaux, il importe d’en corriger les effets pervers. Pour quelques individus ayant réussi, combien a-t-on de sujets rendus dépendants pour toute leurs trajectoires existentielles ? Au-delà de cette réussite que le sens commun limite à son aspect matériel, cette solidarité permet-elle de construire des sujets autonomes ? Des sujets capables de penser par eux-mêmes ? Ou, a-t-on plutôt affaire à un mécanisme produisant des sujets fortement hétéronomes ? A travers quelques cas typiques, nous tenterons de souligner les effets néfastes de cette solidarité. D’aucun argueront que la typicité des cas ci-dessous évoquer suffit à en souligner le caractère marginal. Deux exemples permettent de lever cette réserve. L’analyse des normes sociales régissant la société et nos arts de faire, est issue des travaux de Goffman sur un hôpital psychiatrique, et celle de Foucault sur les prisons. Autrement dit, pour comprendre comment fonctionne la société, l’entrée par des cas typiques est tout à fait pertinente. Désir d’autonomie, projet hétéronormé Lorsqu’on donne vie à un enfant, tout en devenant parent, on forme le vœux de voir ce petit être croître, s’affirmer, gagner en autonomie et même « réussir ». Il est vrai que la notion de réussite mériterait toute une sociologie, mais là n’est pas notre objet. Les vœux des aînés sociaux sont toujours louables à l’égard de leurs cadets. On peut avancer que ce désir d’autonomie reste pour beaucoup d’aînés sociaux à l’état d’intention tant leurs actes ne performent pas ce désir d’autonomie formulé. On est ici au prise avec une contradiction. Mais contradiction en apparence seulement, car en fait, les parents redoutent l’autonomie des cadets sociaux qui, en advenant pourrait se traduire par une prise de distance vis-à-vis des projets qu’eux-mêmes formulent pour ces derniers. Et considérant qu’ils sont plus légitimes pour définir « ce qui est bien » pour leurs cadets, les aînés sociaux réfutent dans leurs actions toute perspective pouvant conduire à une autonomie réelle de leurs cadets. Autrement dit, le mécanisme de solidarité entre aînés et cadets sociaux produit des individus hétéronomes. Des individus qui sont inaptes à définir par eux-mêmes ce qui est bien, ce qu’il faut leur faut et le chemin qu’ils doivent emprunter. Il ne peuvent définir ni l’horizon moral, spirituel, éthique, intellectuel et politique qui leur sied. Leurs désirs sont aliénés par le rapport au tiers-aînés, tiers-manipulateur. Cette ficelle, le politique s’en sert couramment pour disqualifier toute action entreprise par des individus, du moment qu’il s’agit d’une revendication. Il considérera qu’il y a manipulation i.e les individus manifestant ne peuvent penser par eux-mêmes, et s’ils revendiquent et manifestent, il y a en sous main une conscience qui pense pour eux. Dans cette relation entre aîné et cadet social, la clairvoyance est toujours du côté de l’aîné, la sagesse lui est imputée ad vitam aeternam. Il est le mieux à même de définir quelles études le cadet doit poursuivre, à quel métier il doit aspirer, quelle femme il faut épouser et, de quelle tribu elle doit être. Le choix des études et des futurs métiers ? Papa sait mieux que toi, la voie que tu dois suivre ! Dans notre système éducatif, deux moments charnières constituent des lieux de cristallisation de cet art de faire. Au lycée, il s’agit du passage du premier cycle au second, et de l’admission à l’université. Combien parmi nous, ont songé à faire une filière, mais, se sont vus gentiment orientés vers une toute autre filière. Ce sont des moments où s’affrontent trois logiques. Celle de l’enfant, celle du parent et celle de l’institution. Si nous parlons de celle de l’enfant, c’est par commodité langagière, car l’espace de négociation est saturé par les logiques institutionnelle et parentale. L’institution a généralement la main dans le processus -ceci se vérifie davantage au secondaire- elle s’autorise à décider de l’orientation que suivra l’enfant au regard des résultats qu’elle pare des vertus de la factualité. Dans l’hypothèse où, ce choix ne convient pas au parent, à l’idée qu’il s’était faite du parcours scolaire de son cadet, il entreprendre de remettre en cause cette orientation en usant de son entregent ou très prosaïquement en changeant d’établissement au cadet. Les décisions du parent en matière d’orientation scolaire sont souvent partagées par l’enfant. Quoi de plus normal. Depuis l’âge de cinq ans, on lui sérine qu’il sera médecin -remarquer, il n’a rien demandé- quoi de plus normal qu’il fasse une seconde scientifique et la première et terminale qui vont avec. Afin de légitimer la substitution du choix des parents à celui de l’enfant, on invoquera l’intelligence des parents, leur connaissance de la société. Cette expérience frappée du sceaux du bon sens sera opposée au romantisme et à la naïveté comme caractérisant les options des enfants lorsqu’elles existent et les disqualifiant de fait. Lorsqu’on pare du sceaux du bon sens, le choix du parent, n’y a-t-il pas là une induction malheureuse ? Il s’agit toujours d’une expérience singulière dont la capacité prédictive est limitée. Si les choix parentaux sont induits de leurs expériences, on ne peut ériger ces expériences en parangon de sagesse. Elle sont limitées dans l’information qu’elles permettent de déduire et dans leur capacité de prédiction. On peut tenter une explication plus psychanalytique au désir qu’ont nos parents de nous voir être avocat, juriste, médecin, etc. De nombreux parents transfèrent sur leurs enfants, leurs désirs non réalisés. Frustrés de n’avoir pas eux-mêmes choisi tel ou tel autre parcours, tel ou tel métier, ils reportent sur leurs enfants la réalisation de ces parcours. L’enfant devient l’occasion de voir se réaliser ce que nous n’avons pas nous-mêmes fait. Précisons d’emblée que les désirs non réalisés des parents ne l’ont pas été car refoulés. Lorsqu’ils ressurgissent sur le tard, leurs parcours sont à de tels points que le coût d’une réorientation est très élevé. Ils réalisent qu’ils auraient plutôt choisi d’être architecte, ingénieurs ou avocat. Ces aspirations tardives et non réalisées sont reportées sur les enfants . L’enfant devient l’instrument d’une seconde vie, sa vie l’occasion de concrétiser les irréalisations parentales. Le surinvestissement familial traduit cette volonté de veiller à ce qu’on se réalise enfin. Il y a là une clé d’intelligibilité des conflits « durs » surgissant lorsque l’enfant trouve sa « voie », voie différente de celle que le parent avait envisagé. On comprend mieux que certains parents soient plus royalistes que le roi, vivant intensément les réussites et les échecs de leurs progéniture. Certaines situation donnent à penser que le vécu va au-delà de la joie légitime ou de la déception qu’un parent vit face aux occurrences de ses enfants. Tout ceci conduit à un autre effet pervers, le chantage au financement. Nous vivons dans une société ignorant tout du travail à temps partiel. Concilier petits boulots et études n’est pas une option. Notre société est manichéenne, et boulot ne rime pas avec études. La poursuite des études est alors tributaire du soutien des aînés sociaux. Cette situation est accommodante lorsque les aspirations du cadets épousent celle de l’aîné. Si les projets sont divergents, le jeune fait alors l’expérience d’un chantage au financement. « Puisqu’il ne veut m’écouter, qu’il finance donc lui-même ses projets ». Moralité, si le jeune camerounais veut poursuivre ses études, il doit rester dans le cadre défini par son aîné. Tout se passe donc comme s’il fallait construire des sujets hétéronomes. Cette constitution du sujet hétéronomes trouve également à s’exprimer dans le choix du conjoint. Combien sont passés à côté de la femme ou de l’homme de leur vie, au motif que la famille, la communauté ne voulait pas du choix fait par le cadet ? Les stéréotypes les plus éculés le disputent aux calculs bassement matérialistes. Le choix du conjoint ? C’est la famille qui s’en charge ! « Tu dois épouser une Mbouda, comme nous ! » « Mais, que vas-tu chercher avec une bassa’a ? » « Un nordiste avait fait souffrir la nièce du cousin du neveu de ton père. Alors, ton wadjo là, tu sais ce qu’on en pensent ». « Mais, il va t’apporter quoi le nkwa’a ?» Qu’un aîné conseille son cadet sur le choix du conjoint est une chose. Qu’il contraigne le choix de ce dernier en est une autre. Un déni de liberté est ainsi perpétré. Une liberté fondamentale et souveraine de l’individu à choisir son conjoint est ainsi niée. La violence symbolique à laquelle certains sont soumis ne leur permet pas d’arbitrer entre leur choix et celui des tiers. Tel va le Cameroun et la structuration de ses sujets sociaux. Cette contribution semblera polémique à certains, incomplète à d’autres, sans aucun intérêt encore pour d’aucuns. Son biais repose principal est qu’il s’agit d’un plaidoyer, plaidoyer pour le maintien de la solidarité intergénérationnelle, tout en l’amendant de ses effets pervers. Il importe de permettre aux sujets de se construire comme des entités autonomes capables de penser et d’agir par eux-mêmes. Il faut réviser ce mécanisme en permettant une meilleure écoute des cadets sociaux, et limitant les projets des aînés sur leurs trajectoires. Aider un cadet à « grandir », ce n’est pas se donner une seconde vie à travers lui. Les cadets doivent cesser d’être des pâtes à modeler pour être compris comme sujets qu’il faut accompagner.

Publié dans opinions

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